Oeuvre de Mourad Harbaoui, huile sur toile.
Un lutin au caractère pernicieux dérobe mon temps : un jour de plus s’en va sans me laisser d’adresse. Chaque nuit je me livre à un exercice débile digne des grands demeurés : j’essaye de me rappeler heure par heure la journée qu’on vient de me prendre. Ma mémoire, touchée aux deux tiers par l’alcool, puis l’âge et l’insomnie ne me renseignent pas correctement. Au meilleur des cas elle me renvoie des images ténébreusement floues. Je me vois le matin préparant mon habituel café. Blanc. Je suis dans la minuscule pièce qui constitue mon bureau en train de griller quelques cigarettes. Blanc. Je claque la porte et m’engage dans la rue. Blanc. L’avertisseur assourdissant du train m’indique que je suis déjà à la gare. Blanc…Il n’y a pas de quoi pavoiser dans cette lugubre récapitulation, sauf peut être mon passage au bar habituel avant de rentrer chez moi.
La déception s’empare de moi. Je suis pour quelques instant cet enfant qui, le matin, ne retrouve pas ses billes dans les mains et qui, pourtant, les avaient serrées entre ses doigts avant de s’endormir… C’est mon plongeon dans les abysses de la tristesse, mon coup d’œil limpide sur le fond noir de mon existence.
Bon nombre de femmes et d’hommes se seraient suicidés s’il n’y avait eu les comptoirs des bars et les guéridons des cafés. Lieux magiques, absorbeurs du mal de vivre, régulateurs des rythmes cardiaques. Ne sont-ils pas presque les seuls témoins des rires à gorge déployée, des blagues les plus drôles, des vers les plus vifs et des phrases les mieux faites même au moment où les propos sont les plus décousus… Lorsque les verres s’entrechoquent à la santé d’un ami, d’un copain, d’une simple idée ... ces bruits là, ces moments là s’incrustent dans une mémoire entamée et amoindrie. C’est une petite victoire sur l’agonie.